1er Prix Étienne-CATTIN du CLEC pour « l’Étoile du Nord »
Ma nouvelle « L’Étoile du Nord » a reçu le 1er prix par le Cercle Littéraire des Écrivains Cheminots.
La voici :
L’Étoile du Nord
Comme à mon habitude, tel un professionnel familier des lieux, je traverse d’un pas tranquille l’immense Gare du Nord battue par les vents, vibrant des sifflets stridents des locomotives, grouillant de voyageurs perdus dans cet espace aux dimensions surhumaines. Massés sous le panneau des départs, les valises aux pieds, le nez en l’air dans l’espoir de voir apparaître leur voie, ils trépignent puis se ruent vers leur train dès que le numéro tant désiré s’affiche. Peu sensible au désarroi de certains, à l’impatience des autres, je fends la foule vers mon quai. C’est mon rituel. Je prends un malin plaisir à jouer au cheminot. Je suis celui qui sait !
En sillonnant le hall, je ne peux m’empêcher d’observer les voyageurs. Un vieil homme avec une canne boitille vers l’escalier : problème de vessie probablement. Une jeune femme en robe légère – malgré l’air frais du printemps – surveille l’arrivée d’un train : elle doit attendre son fiancé. Deux hommes, crâne rasé, sac à l’épaule, semblent perdus : première permission pour de jeunes appelés. Un groupe de punks rivalisant d’extravagance chahute dans un espace dégagé : les autres voyageurs restent à distance. Une tête insolite attire mon attention. Ses cheveux dressés sculptent un hérisson aux pointes blanches et aux racines blondes. Une coiffure explosive qui me fait sourire.
Je gagne la voie 15 et remonte le quai le long de mon train. Je m’installe toujours côté fenêtre, dans le sens de la marche, dans la voiture de tête. Je choisis un compartiment central, loin des boggies, des toilettes et des portières. Ce n’est ni par superstition ni par croyance, simplement par confort. J’aime bien être à l’écart du bruit et de l’agitation. Je passe le trajet à regarder par la fenêtre les cours et jardins, les rues, la banlieue, les voyageurs dans les gares, les piétons, les automobilistes. Je laisse vagabonder mon imagination et invente des histoires de vies.
Dans mon couloir, du bruit. Je devine l’arrivée d’une famille avec au moins deux enfants. Pourvu qu’ils s’installent loin ! La place ne manque pas. Je croise les doigts. Un petit garçon et une fillette, une dizaine d’années tous deux, déboulent à la porte, la gamine regarde dans mon compartiment comme pour entrer, mais son frère la pousse vers le suivant. Sur leurs talons, l’aîné, le père puis la mère portent les valises. Je les entends envahir un compartiment un peu plus loin dans la voiture. Ouf ! Ma tranquillité est sauve. Ce n’est pas de l’asociabilité, j’estime être normal sur ce point. Mais, après ma journée de travail, j’aspire au calme. Malheureusement pour moi, ce soir, ça ne semble pas gagné. Le petit garçon arpente le couloir au pas de course, explore chaque compartiment, suivi par sa sœur. Il débarque dans mon espace, se jette sur la vitre en me gratifiant au passage d’un coup de pied dans le tibia. La gamine, jumelle probablement, le talonne avec toutefois plus de délicatesse.
- Tu vois bien que ce train-là, il est pas pareil ! assure le garçon. Il est brillant alors que le nôtre, il est tout vert dégueu.
En effet, le Trans Europ Express Étoile du Nord est stationné sur la voie contiguë à la nôtre. La livrée inox étincelante annonce la couleur : première classe uniquement et avec supplément. À ce tarif-là, le voyageur a droit aux portes automatiques, à de petits lumignons tamisés, des rideaux électriques et la climatisation. Le grand luxe ! Pourtant, je n’envie pas ces hommes d’affaires. L’attaché-case, le costume, la cravate, tout est codifié, planifié. Leur vie est toute tracée. Pas de place pour la fantaisie. Très peu pour moi !
Soudain, la fillette bondit sur le siège et colle son nez à la fenêtre, imitée par son frère. Ils scrutent le TEE adjacent :
- C’est pas rigolo, y a personne dans ce train-là, déclare-t-elle.
- Viens on va voir plus loin.
Ils partent en piaillant telle une volée de moineaux. Après réflexion, je décide de garder la porte de mon compartiment ouverte et laisser une chance au hasard. Qui sait, j’aurais peut-être le plaisir de partager mon trajet avec quelqu’un de sympathique ! L’heure du départ approche. Du remue-ménage dans le couloir annonce l’arrivée d’autres voyageurs. Un homme apparaît dans l’encadrement de la porte, hésite puis poursuit son chemin. Un couple passe sans même un regard vers moi.
Le calme revenu, je reprends le fil de mes pensées quand, soudain, je l’aperçois.
La fille aux cheveux en pétard.
Elle est incroyable. La lumière semble enflammer sa coiffure étoilée, comme une couronne éclatée. Son teint laiteux des beautés nordiques sublimé par la vivacité de son regard. Le bleu de ses yeux et un contour noir affinent ses sourcils délicatement surlignés. Des pommettes pétillantes accentuent son sourire éblouissant. Les lèvres ourlées d’un rouge sombre et des dents éclatantes couronnent ce tableau angélique d’une succube des temps modernes. Je n’arrive pas à détacher mon attention de cette apparition ensorcelante. Une chemise noire sous un cuir noir, des bottines noires remontant sur ses bas noirs, seule la jupe rouge à larges plis apporte une touche de couleur.
Sans un regard vers moi, elle range son sac dans le porte-bagages et se laisse tomber sur le siège. Elle pose ses pieds sur la banquette et commence à détailler son environnement. Ses yeux courent de tous côtés quand, enfin, ils s’arrêtent sur moi. Et elle me sourit. Un sourire désarmant. Un sourire où l’on se perd avec imprudence et bonheur. Un sourire à se damner ! Je suis enivré. Je n’arrive plus à réfléchir. Je suis comme un papillon de nuit face à un projecteur. Plus rien n’existe. Et plus je la dévisage de façon si intense – et impertinente –, plus elle me sourit. Ce jeu l’amuse beaucoup. Ses yeux rieurs, ses pommettes rosies, ses lèvres cramoisies, tout est fascinant. Et moi, je dois être plus rubicond qu’une tomate trop mûre. Je sens le feu me monter aux joues et la sueur perler sur mon front. J’ai beau faire, je n’arrive pas à la quitter des yeux. J’hésite à me pincer pour vérifier si je ne rêve pas. Elle secoue la tête comme pour donner plus de volume à sa chevelure ébouriffée, passe la main entre les épis pour leur rendre la forme du soleil. Elle détourne le regard puis revient vivement vers moi, comme pour vérifier que je la suis toujours des yeux. Elle répète son manège plusieurs fois. Elle s’amuse avec moi et ça la réjouit, d’une gaieté chaleureuse empreinte d’une certaine candeur. Je suis sous son charme. Sous son emprise.
Elle ouvre la bouche, prononce quelques mots que je ne peux saisir. À cet instant, je reprends enfin le contrôle de mes pensées et de mes gestes. Je lui souris comme jamais je n’ai souri. Elle éclate de rire. Je m’esclaffe à mon tour. Les larmes coulent sur mes joues. Je les essuie d’un revers de manche qui provoque une nouvelle euphorie chez ma voisine. La gaieté lui va si bien !
Soudain, le coup de sifflet du départ déchire mon rêve pour un retour terrible à la réalité. Mon train se met en route dans un concert de crissements et d’à-coups, abandonnant le TEE l’Étoile du Nord et ma punkette sur l’autre voie. Depuis son train, elle tend le bras vers moi et me fait un signe de la main, fataliste. Une étincelle humide est apparue dans ses yeux. Mon cœur se déchire. Elle reste à quai, si proche, mais inaccessible, dans son Trans Europe express pour Amsterdam et moi, dans mon omnibus, je rentre vers ma province après cette rencontre invraisemblable. Je la vois disparaître, se fondre dans les reflets des vitres comme un mirage. Je colle ma main sur le carreau en un adieu qui me déchire l’âme. L’instant, en dehors de la réalité, m’échappe.
Les enfants, insensibles à ma détresse, crient dans le couloir. Je les entends sans comprendre. Rien n’a d’importance. Je suis effondré. Les moments de bonheur que j’ai pu connaître dans ma vie me semblent si pâles face à la vision entraperçue de cette jeune femme excentrique et rayonnante. La poésie de Brassens me traverse l’esprit :
À celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais
À celle qu’on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit
Après quelques minutes, notre train ralentit puis, dans un grincement d’acier surchauffé, s’arrête en pleine voie. L’odeur caractéristique des sabots de frein envahit mes narines. Je regarde toujours à travers la fenêtre vers l’arrière, espérant un miracle. Soudain, je vois la locomotive rouge et argent du TEE l’Étoile du Nord apparaître au loin. La machine avance à vitesse réduite, fière de sa puissance. Deux ailes jaunes sous son nez-cassé lui dessinent comme un sourire. Même la locomotive se moque de moi ! Je me sens ridicule. Sur la voie voisine, elle garde ses distances, refusant de me rejoindre, comme pour me narguer. Soudain, elle se lance et me dépasse dans un bourdonnement sourd. J’inspecte avec fièvre les voitures argentées qui défilent.
Mon Étoile est là. Accrochée à sa fenêtre, comme moi. Nos yeux se croisent. Mon cœur explose de joie. Elle me fait un signe de la main, puis la laisse caresser tristement la vitre dans un geste de grande déception. Je dois faire quelque chose. Je suis prêt à descendre sur les voies pour courir vers elle. Mais le mécanicien m’évite ce péril. Après un coup de trompe, mon train se remet en route et, mètres après mètres, rattrape le TEE. Je croise les doigts. Je prie tous les Dieux de la création.
Encore une voiture.
Encore trois compartiments.
Plus que deux.
Je la vois. Elle est là. Debout. Mon Étoile du Nord ! Elle sourit, le nez et les deux mains collées à la vitre. Nous roulons bord à bord. Je souhaiterais qu’un aiguilleur étourdi se trompe et fasse que nos deux trains s’embrassent. S’enlacent.
Je me lève à mon tour. Fébrile, je plonge la main dans ma poche et en sors un stylo. J’écris Lucas sur ma paume et la colle à la fenêtre. Elle en fait autant en riant.
Stella. C’est beau Stella. C’est stellaire ! Normal pour une étoile.
Son train prend de la vitesse. Fébrilement, j’ajoute mon numéro de téléphone sur ma main.
Mon message à peine délivré, le TEE disparaît avec mon Étoile filante.