Orientation
Éric est un enfant exemplaire. Jamais un mot plus fort que l’autre, toujours la bonne réponse. À treize ans, il est très autonome. Il reste isolé et participe peu en classe, mais c’est peut-être dû à son jeune âge. Il a un an d’avance. Ses parents lui ont fait sauter une classe très tôt mais il fait preuve d’une grande maturité. Par rapport à ses camarades, il est calme et attentif. Parfois, il part ailleurs, comme emporté dans un monde onirique bien à lui, mais jamais longtemps et il est capable de raccrocher le groupe. Je ne me fais pas de soucis. C’est vrai qu’ici, au Portel, la banlieue populaire de Boulogne sur Mer, dans le Pas-de-Calais, perdu tout au Nord de la France, réussir ses études est synonyme de liberté, de vie. Sinon on devient ouvrier dans les aciéries, les pêcheries, docker ou marin au mieux. Alors, quand un jeune comme Éric a les capacités, nous faisons tout pour qu’il aille étudier à Arras ou à Lille et se préparer un avenir plus glorieux.
La seule chose qu’on pourrait lui reprocher, c’est de ne pas rendre ses bulletins signés dans les temps. Toujours un mois de retard. Mais, je suis injuste ! Ce n’est pas lui le responsable. Ce sont ses parents. Son père est marin, il part pour des campagnes de pêches de plusieurs semaines au nord de Terre-Neuve. Je n’ai jamais vu sa mère au collège. Il est pourtant son unique enfant. Alors, il rend ses bulletins avec systématiquement un mois de retard. Sûrement quand son père revient au port.
C’est quand il a fallu remplir les vœux d’orientation que tout a commencé.
En fin de troisième, se joue l’avenir scolaire de l’enfant. La fiche d’orientation doit être renseignée et signée par les parents et elle doit partir au Rectorat dans le délai imparti sinon l’enfant risque d’être orienté par défaut dans une filière non choisie.
Attendre un mois n’était pas possible. J’ai donc demandé à Éric de venir me voir à la fin des cours. Il était seize heures. Je m’en rappelle très bien. La nuit était tombée tôt avec ce ciel couvert et les flocons tourbillonnaient au gré des bourrasques. Éric est arrivé discrètement. Il était apeuré, craintif, les yeux affolés et la sueur perlait sur son front. Il était comme pris en défaut. Je lui ai assuré qu’il n’avait pas à avoir peur. J’avais juste une ou deux questions à lui poser. Il est alors parti dans des explications alambiquées, s’excusant dix fois de suite, bredouillant des propos incompréhensibles à propos de son père qui faisait son possible avec un fils aussi peu reconnaissant, qu’il allait s’améliorer, qu’il ne créerait plus de soucis.
- Éric. Calme-toi. Je veux juste te parler de ton carnet de correspondance.
Il est alors devenu livide. Puis cramoisi. La colère déformait ses traits. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Je n’ai d’ailleurs jamais vu personne dans une telle fureur.
- Qu’est-ce que vous lui voulez, à mon carnet ? Il n’a rien, mon carnet ! Il est signé. Rien à redire, alors me faites pas chier avec mon carnet !
- Éric. Calme-toi, voyons. C’est pour ton orientation. Il va falloir rendre signée dans les temps la fiche de correspondance…
- Elles sont signées, mes fiches. Toutes. Mon père les a vues. Elles sont signées !
Je n’y comprenais rien. Éric était virulent, hostile. Sans raison apparente. Tout ce que je pouvais dire ne faisait qu’aggraver les choses. Il semblait mortifié. J’essayais une dernière fois de le calmer, sans succès.
- Mais, ce n’est que la fiche de vœux pour ton orientation. Elle doit juste être rendue dans les temps. Pas avec un mois de retard !
- NON, hurla Éric. C’est LE délai. On ne peut pas y déroger. C’est comme ça.
Pourquoi Éric mettait autant de véhémence dans sa réponse ? J’insistais :
- Éric, si la fiche n’est pas rendue dans les trois semaines, tu n’auras pas le choix de ton orientation. Tu dois rendre cette fiche avant la fin du mois si tu veux aller au Lycée.
- Fallait la donner avant ! Vous saviez qu’il fallait un mois. C’est comme ça.
Il se leva, je mis quelques instants à réaliser que pour lui, il n’y avait plus de discussion, l’entretien était terminé. Je le hélai avant qu’il ne ferme la porte :
- Je vais prendre rendez-vous avec tes parents.
Éric avait stoppé net son mouvement, s’était retourné lentement, le geste lourd de menace, m’avait dévisagé quelques secondes, puis sourit sournoisement en déclarant :
- Prenez rendez-vous avec le carnet de correspondance.
Et il était sorti.
J’avais compris le message : vous aurez votre rendez-vous dans un mois minimum. Je devais trouver une autre solution. Voir ses parents avant. Je décidai d’y aller à l’improviste.
D’après le dossier d’inscription, ils habitaient une petite maison à la limite de la ville, dans un quartier sordide, balayé par les vents. Tout était couvert d’une fine couche de poussière déposée au fil des ans par les Aciéries en contrebas. Le quartier avait été rasé par les bombardements et reconstruit avec le matériau roi de l’époque, le béton. La maison était sale et mal entretenue. Elle avait besoin d’un bon coup de peinture, le ciment était parti par endroits, rongé par l’air marin et les pluies fréquentes. L’habitation voisine, pas plus reluisante, avait les fenêtres béantes sur une mère de famille vociférant sur ses deux rejetons, Jennifer et Jonathan. Des prénoms inspirés de séries télévisées américaines, sur fond de misère sociale et intellectuelle.
J’avais choisi un jour de semaine où je savais Éric en classe pour être seul avec sa mère et son père s’il était à terre. Je frappai mais n’eus aucune réponse. J’insistai sans plus de succès. Personne. Je décidai de repasser en fin de journée, mais toujours pendant les cours.
Vers seize heures, je me présentai à nouveau devant la maison parentale. Mes sonneries répétées n’eurent aucune réponse.
Le lendemain, mercredi, je ne pouvais y aller que le matin. Je sonnai à nouveau sans succès. Je commençai à trouver cette situation inquiétante. Tiraillé entre la curiosité déplacée et l’angoisse montante, je fis le tour du pâté de maisons et tentai de voir la cour. Je voulais découvrir l’environnement quotidien de ce jeune garçon qui avait avec tant de virulence refusé que je voie ses parents. Car je ne me faisais aucune illusion sur l’avenir. Jamais je n’aurai mon rendez-vous.
Je reconnus la maison voisine grâce aux deux vedettes de série et la maison d’Éric au jardin abandonné, envahis par les mauvaises herbes. J’enjambai le grillage sans difficulté tant les poteaux étaient vermoulus et le grillage distendu, et traversai cette jungle urbaine en suivant un chemin dallé à peine visible. Devant le petit espace dégagé faisant office de terrasse, un fauteuil disparaissait sous les feuilles mortes décomposées et les herbes folles. Impossible de deviner la couleur originale du tissu élimé ni de ses motifs. Deux fenêtres et une porte découpaient la façade aussi abimée que celle donnant sur la rue. Je toquai à la porte plusieurs fois tout en regardant à l’intérieur à travers la vitre maculée mais ne vis aucun signe de vie. Puis je me déplaçai vers les deux fenêtres. La première donnait sur la cuisine qui, surprise, était impeccable. Au moins, quelqu’un s’occupait de nourrir la famille convenablement à défaut d’entretenir la maison. Il n’y avait bien sûr personne. La seconde fenêtre donnait sur la chambre. Elle était entrouverte, ou plutôt mal fermée.
Malgré la gêne, je poussai le battant.
- Il y a quelqu’un ? criai-je.
N’ayant pas de réponse, j’enjambai l’appui de fenêtre et pénétrai dans ce qui devait être une chambre d’amis. Elle n’avait pas servi depuis longtemps. Le lit était fait, un livre couvert de poussière posé ouvert à l’envers sur une table de chevet, à côté d’un réveil, impression dérangeante du temps figé comme dans la Belle au bois dormant. Sauf que je n’étais pas dans un conte de fées.
Je traversai la chambre et entrai dans un couloir étroit et sombre. Un escalier à côté de la porte d’entrée menait à l’étage alors que plusieurs portes occupaient les différents murs. Toilettes, salon et cuisine composaient le rez-de-chaussée, avec également une porte renforcée donnant sur la cave. Je grimpai à l’étage et découvris la chambre d’Éric, chambre typique d’adolescent. Elle était bien rangée, avec des posters sur les murs, un bureau dans un angle, des jeux dans la bibliothèque à côté de BD et de l’inévitable Encyclopædia Universalis. Dans la chambre des parents, il y avait un grand lit défait, deux tables de chevet encombrées, une armoire, un fauteuil sur lequel reposaient des vêtements masculins et d’autres, sales, formaient un tas dans un angle. Le tout terni par une poussière conséquente. Toujours cette impression de temps figé.
Après avoir visité la salle de bains, je redescendis. L’atmosphère me semblait de plus en plus singulière, de moins en moins normale. La maison manquait de vie, de traces d’activités. C’était comme si rien n’avait bougé depuis des années. Le moindre fauteuil, la plus petite surface de meuble était couverte d’une couche de poussière sauf la cuisine, la salle de bains et la chambre d’Éric. Tout était à l’abandon. Je décidai de m’aventurer dans la cave, intrigué et inquiet. La porte était fermée à clef. La clef accrochée à un clou.
J’ouvris.
Je fus accueilli par des relents de cave humide, de moisi et de pourriture. Les marches étaient glissantes, noires d’humidité. La petite lampe éclairait difficilement le bas des escaliers. Je descendis précautionneusement en me tenant aux murs couverts de salpêtre et j’arrivai dans une cave toute en longueur, encombrée de caisses de légumes depuis très longtemps abandonnées, un tas de bouteilles de vin vides, quelques meubles et deux formes allongées contre le mur. Je m’approchai avec une angoisse croissante, une boule dans la gorge et la peur au ventre. Il s’agissait bien de deux corps, figés pour l’éternité.
Le premier cadavre était, d’après ses vêtements, celui d’un homme. Impossible de lui donner un âge tant il était desséché et dans un état de dégradation avancée. Il gisait sur une paillasse le long du mur, derrière le tas de bouteilles. Quelques lambeaux de peaux s’attachaient encore aux os du crâne, les orbites vides semblaient me fixer.
Je me retournai pour vomir contre le mur. J’avais des frissons, des suées. Je tremblai, j’étouffai dans cet espace clos. Il me fallait de l’air. Un rapide examen me fit remarquer que les soupiraux avaient été condamnés. Je jetai à peine un regard au second corps tout aussi effrayant. Ce devait être une femme.
Je remontai les marches maladroitement et glissai sur la troisième. J’allai me remettre debout quand j’entendis du bruit au-dessus de moi. Je relevai la tête et découvris avec horreur Éric dans l’encadrement de la porte. Il avait les traits inexpressifs, le visage fermé. Il referma la porte à clef derrière lui et me laissa dans le noir.
- Éric, Éric, Ouvre !
- Le délai est d’un mois, répondit-t-il.
- Comment ça un mois ?
Mais j’eus beau crier, hurler, essayer de l’attendrir, de l’émouvoir, il n’est jamais venu ouvrir.
Une fois par jour, il allume la lumière, pendant une heure.
J’ai pu à cette occasion découvrir un cahier griffonné par son père, genre de journal livrant les pensées du prisonnier, ses délires mais aussi ses regrets, comme une expiation de ses péchés. Il raconte comment sa femme profitait de ses campagnes de pêche pour le tromper. Il l’a enfermée à la cave avec suffisamment de réserves de nourriture dont des caisses de légumes et de l’eau, et il est parti en mer. Quand il est revenu, un mois plus tard exactement, elle s’était laissé mourir.
Éric a dû considérer que son père avait condamné sa mère dans ce tombeau et il l’a enfermé à son tour, sans eau ni nourriture, pour une durée de trente jours. Il n’y avait à boire que quelques bouteilles de vin. Sa mort a dû être longue et douloureuse.
Maintenant, c’est à moi de tenir trente jours, sans eau ni nourriture, au côté de ces deux corps momifiés.